Atteint d’une forme à évolution lente de Sclérose Latérale Amyotrophique diagnostiquée en 1991, mon compagnon, Bertrand Bonnefond, a subi le 23 janvier 2009, en toute lucidité et à l’issue d’une réflexion clairement engagée depuis plusieurs mois, une trachéotomie et une gastrostomie.
Dans la perspective de ces 2 interventions, en état de grande dépendance et vivant alors seul avec sa mère, il avait pu bénéficier quelques mois plus tôt (fin 2008) de l’attribution d’une prise en charge 24 h/24 coordonnée par le médecin coordinateur de la MDPH de Givors (69).
Pour mener à bien ce 24/24, ce médecin avait alors décidé de faire confiance à une association intervenant déjà ponctuellement au domicile de Bertrand en mode prestataire, l’AIAD du canton de Condrieu (69), et avait eu recours, en particulier pour les gardes de nuit en mode mandataire, à une autre association, l’AMAD de Givors.
Début décembre 2008, en grande détresse respiratoire et fortement amaigri, Bertrand avait tenté d’anticiper sur l’avenir de cette prise en charge dans la perspective de sa trachéotomie, en sensibilisant le médecin coordinateur – son interlocuteur « par défaut » d’une autre personne à la MDPH - à la nécessité de prévoir la formation des aidantes (auxiliaires de vie et aides ménagères) à l’aspiration endo-trachéale, conformément aux dispositions du Décret n° 99-426 du 27 mai 1999.
Rien ne fut fait avant les interventions, sinon un « inventaire » des personnes à former – au nombre de 14, 12 intervenantes dont l’une lui était totalement inconnue et 2 aides soignantes du SSIAD de Condrieu – si bien qu’au sortir du service de réanimation chirurgicale de l’hôpital de la Croix Rousse (Lyon), où il put séjourner 10 jours, Bertrand fut emmené au centre médical de Bayère (69) pour une durée indéterminée, doutant fort de pouvoir retrouver son domicile dans le délai de 3 semaines normalement nécessaire à l’issue d’une trachéotomie.
En effet, aucune formation n’ayant commencé début mars, après 6 semaines dans ce centre et étant donné sa totale inadaptation à l’encadrement d’un malade SLA trachéotomisé et très dépendant, particulièrement du point de vue de sa sécurité, il nous a semblé qu’un retour au domicile était la meilleure solution – en outre, le médecin du centre reconnaissait que l’état de santé de Bertrand ne justifiait absolument pas qu’il y demeure plus longtemps, nous laissant même entendre – non sans un réel soulagement – que cela libérerait une place attendue par d’autres.
Seul problème : aucune des 2 associations ne voulant s’engager à faire tourner un 24/24 sans que la totalité des accompagnantes soit formée, comment allait-on organiser un retour au domicile ?
Entré le 2 février à Bayère, Bertrand prit la décision d’une sortie sur décharge le 19 mars, avec mon entière approbation puisque cette sortie reposait sur ma présence pour assurer le quotidien en attendant la formation des accompagnantes.
Le Médecin coordinateur de la MDPH et le médecin du centre nous assuraient alors que le 24/24 tournerait dès la 1re semaine d’avril, nous n’y croyions pas une seule seconde et persistions dans notre choix, d’autant qu’une assistante sociale de l’HAD de Lyon (Soin & Santé) m’avait assuré de l’acceptation du dossier de Bertrand.
Or que s’est-il passé ? Soin & Santé nous a littéralement « mené en bateau » pendant une semaine, nous annonçant pour finir qu’ils ne couvriraient pas un retour au domicile reposant sur ma seule présence, en l’absence des aidantes formées à l’aspiration endo-trachéale, allant jusqu’à me faire peur pour m’inciter à refuser ce retour, l’HAD de l’hôpital de Vienne a ensuite refusé à son tour, le SSIAD de Condrieu nous a également laissé tomber dans la foulée (pas de SSIAD si pas d’HAD nous a dit l’infirmière coordinatrice, or nous apprîmes plus tard qu’aucun SSIAD ne travaillait avec les services d’Hospitalisation A Domicile…).Nous nous sommes donc débrouillés pour trouver un cabinet d’infirmières libérales pouvant prendre en charge les soins quotidiens de trachéotomie et de gastrostomie, j’assurerais seule « le reste ».
L’aide de l’Association Lyonnaise de Logistique Post-hospitalière (prestatire pour le matériel de ventilation) fut à ce moment-là inestimable, matériellement certes mais aussi psychologiquement et médicalement, tant nous nous sentions alors « lâchés par tout le monde » (c’est une infirmière de l’ALLP qui prit en charge les premiers changements de canules en l’absence de volontaires ( !), les infirmières libérales refusant de s’en occuper…) .
Ce sentiment d’être lâchés par tous a perduré jusqu’à aujourd’hui, malgré les progrès accomplis, progrès que nous ne devons qu’à nous-mêmes, n’ayant aucun interlocuteur pour nous guider, ni assistante sociale, ni conseiller MDPH.
Côté médical, nous avons finalement pu faire accepter le dossier de Bertrand par l’HAD de Vienne fin mai 2009, après une discussion houleuse où il nous a été reproché, une fois encore, d’avoir choisi une sortie sur décharge du centre de Bayère le 19 mars. Totalement épuisée, assurant les gardes de nuit et les toilettes de mon compagnon, ne pouvant plus garantir une sécurité et une qualité des soins, étant alors la seule formée aux changements de canules, c’est finalement en faisant jouer la non-assistance à personne en danger que nous avons pu obtenir gain de cause auprès du médecin coordinateur de l’HAD de Vienne (38). Dans la foulée, nous avons obtenu la prise en charge des toilettes et du change de canules par un nouveau cabinet infirmier.
Nous pouvons dire qu’aujourd’hui Bertrand bénéficie d’un accompagnement médical coordonné, satisfaisant, avec, toujours, le précieux soutien de l’ALLP et le formidable suivi du SRMAR de l’hôpital de la Croix Rousse.
Mais côté accompagnement, si les interventions ont pu reprendre graduellement à partir de la mi-avril, aujourd’hui, 8 mois après les 2 interventions, le 24/24 n’est toujours pas effectif.
En cause d’abord la difficulté à trouver du personnel capable d’assumer un encadrement dont nous savons la difficulté, il n’y a eu aucune anticipation sur le sujet, aucune préparation des aidantes qui se sont retrouvées totalement désorientées une fois sur « le terrain », terrorisées, sans soutien et parfois illégalement mises en garde par les associations qui au départ leur interdisaient purement et simplement d’aspirer, sinon en cas d’urgence – je vous laisse apprécier cette notion d’urgence.
Nous payons aujourd’hui l’absence de réflexion en amont qui eut été nécessaire pour un accompagnement dont pourtant tout le monde s’accorde à reconnaître la lourdeur, absence de réflexion au niveau des associations hésitant à engager leur responsabilité et au niveau des intervenantes que nous avons, seuls encore une fois, tenté de guider, former en donnant la priorité à un esprit d’équipe et d’écoute quant à leurs craintes.
Au-delà, cette prise en charge est totalement polluée par notre absence de relation avec 2 associations qui, à aucun moment, n’ont tenté de connaître le quotidien à notre domicile, ne procèdent à aucune évaluation, occultent totalement la réalité de ce que nous considérons comme un travail d’équipe et les difficultés rencontrées par leur personnel (nous avons pu obtenir une assistance par le psychologue de l’HAD, 2 réunions ont eu lieu), refusent dès lors nos tentatives de collaborer – nos échanges se résument à des communiqués de plannings par mail qui abusent largement de ma présence aux côtés de Bertrand et de mon statut de demandeur d’emploi.
Après 8 mois à ce rythme, outre l’épuisement physique et nerveux, je n’ai pu, à aucun moment, me consacrer à la reprise d’une activité salariée, je dois à la compréhension des conseillères du Pôle Emploi d’avoir pu prendre en charge la formation des aidantes sur le terrain et me battre pour obtenir un semblant d’organisation, somme toute encore très fragile aujourd’hui – je peux du jour au lendemain être amenée à faire un remplacement au pied levé, je dois par ailleurs être disponible pour former les nouvelles recrues qui seront amenées à compléter l’équipe déjà en place – bien que nous ayons obtenu ici et là quelques doublons, faisant jouer le principe de la pair-émulation.
J’ajoute que sur les 12 personnes initialement formées, 3 ont démissionné, 1 est en arrêt maladie depuis 5 mois, 2 autres ne font plus partie de l’équipe, ayant exprimé leurs craintes et leur souhait de « ne pas se retrouver seules avec M. Bonnefond ».
Alors aujourd’hui, nous désespérons de parvenir un jour à pouvoir construire notre vie, cette vie que le choix de Bertrand ouvre devant nous, cet avenir enlisé dans une prise en charge décidée mais loin d’être assumée, dans laquelle nous nous sentons cruellement seuls, sans réponses à nos demandes qui bien souvent sont balayées en quelques phrases : on nous dit (HAD, MDPH et Associations confondues) que nous avons de la chance, que très peu de malades peuvent bénéficier d’une telle dépense d’énergie et de moyens, que nous sommes trop difficiles quant au personnel (qui nous est en quelque sorte « imposé »), que nous ne devons pas nous mêler de l’encadrement de Bertrand, que nous devrions être plus reconnaissants et disciplinés.
Que répondre à cela ?
Que non, on ne peut pas nous dire « laissez-nous faire » sans une réelle connaissance du terrain, du quotidien, qui éviterait bien des erreurs d’appréciation frisant l’irresponsabilité.
Que non, on ne peut relever le difficile pari d’un accompagnement comme celui de Bertrand en nous demandant de ne « rien dire et laisser faire », en occultant totalement la personne du malade et le couple que nous formons, envers et contre tout, en occultant, également, l’humanité des liens qui peuvent se tisser, jour après jour, entre Bertrand, notre couple et toutes celles qui en intervenant auprès de lui partagent aussi notre vie.
Le risque d’une telle occultation est de creuser un abîme entre notre réalité (la nôtre, c’est-à-dire celle de Bertrand, ses aidantes et moi) et la perception que les associations peuvent en avoir – j’en tiens pour preuve les différentes discussions que je peux avoir avec lesdites intervenantes, discussions qui m’incitent à penser que les associations, sous la houlette de la MDPH, ne souhaitent qu’une simple assistance là où c’est d’accompagnement dont il est question. Discussions fréquentes, parfois hésitantes, pleines de non-dits de la part d’aidantes souvent désorientées, principalement parce qu’elles ressentent un fossé entre leur réalité de terrain et leur encadrement, hésitent à dire ce qu’elles souhaiteraient voir évoluer, changer (mais n’hésitent pas à faire de notre domicile un bureau des pleurs et revendications en tous genres, salariales notamment, dont nous souhaiterions parfois être un peu… soulagés).
Que non, on ne peut pas dire « laissez-nous faire » et s’accorder à reconnaître la lourdeur de l’accompagnement de Bertrand, que seul un travail d’équipe incluant tous ses acteurs pourra rendre viable, supportable et harmonieux – cela implique des rencontres régulières, des remises en question, des évaluations qui pour l’heure sont inexistantes, dont nous ne percevons pas, en tout cas, la volonté de nous y inclure.
En ce qui me concerne, je peux difficilement entendre ce « laissez-nous faire » quand par ailleurs on a largement profité de ma présence et de mon statut de demandeur d’emploi pour combler les insuffisances du planning et prendre en charge, sur le terrain, le complément de formation nécessaire aux personnes pour acquérir une autonomie réelle et efficace.
Notre projet de vie, les raisons de ma présence désormais aux côtés de Bertrand et la façon dont nous l’envisageons relèvent de la vie privée, il est toutefois extrêmement lourd pour l’un et l’autre de sentir notre relation limitée à la dépendance sous le prétexte suivant : après tout, c’est votre choix.
Non, cette vie-là est bien loin de celle à laquelle nous aspirons, nous ne nous attendions pas à tant de difficultés et d’irresponsabilité, même si je le répète encore, nous sommes conscients des efforts qui sont faits et de la difficulté d’une situation totalement « hors-cadre » – mais est-ce que pour autant, nous devons remercier éternellement et nous contenter de « la fermer » ? N’y a t’il pas une autre façon d’envisager l’encadrement de Bertrand qu’en se limitant à notre prétendue « ingratitude » ?
Nous avons le sentiment de n’avoir aucun droit, aucune possibilité de parole, encore moins d’intervention face à une présence humaine essentielle, précieuse, perfectible encore mais parfois si invasive, où la personne du malade ne nous semble pas être le centre déterminant qu’elle devrait pourtant être.
Nous n’avons cessé de répéter que nous étions conscients de la difficulté dans la mise en place d’un tel accompagnement, nous savons combien le cas d’un malade SLA trachéotomisé et grand dépendant peut poser de questions, de problèmes, combien une nouvelle fois nous sommes dans une situation « hors cadre » et difficile à gérer, qui plus est comme on nous le répète sans cesse, en zone rurale.
Pour autant, devons-nous accepter de voir nier le droit de Bertrand à une vie autonome responsable, dois-je continuer à être exploitée sans aucune considération pour la dégradation de ma santé, pour notre relation de couple qui souffre des aléas de cette prise en charge, sans aucun respect pour nos personnes, aucune coordination efficace qui permettrait réellement de mener à bien, au-delà du seul assistanat nous réduisant au silence, un accompagnement harmonieux et efficace sur le long terme ?
Aspir’ est née en octobre, pour tenter de construire avec d’autres associations les conditions d’une prise en charge de la dépendance vitale qui soit, aussi, une prise en compte de la personne et de son choix de vie, pour tenter d’informer sur la trachéotomie, avec l’espoir que d’autres malades SLA n’aient pas à y renoncer uniquement faute d’un accompagnement digne de ce nom, puissent continuer à aller de l’avant, sans avoir à subir ni se sentir, selon l’expression de Bertrand, « un boulet ».
Christine OZUN
Co-fondatrice d’Aspir’